Discerner sa présence – Carême 2021

Introduction

Durant l’Avent nous avons espéré Sa présence, la présence de Jésus-Christ, à Noël nous avons accueilli Sa présence, en ce temps de Carême nous voulons discerner Sa présence.

L’image qui nous accompagne tout au long du Carême a été peinte par Arcabas dans l’église Saint-Hugues de Chartreuse : c’est l’aveugle auquel Jésus ouvre les yeux à l’entrée de Jéricho (Mc 10, 46-52 et parallèles ; Jn 9). L’homme voit tout à coup face à face celui qui le sauve et lui redonne de vivre pleinement. Il se met à suivre Jésus et, ce faisant, il discerne Sa présence dans ce monde qui ne lui fait plus peur car Il est avec lui ! C’est ainsi qu’il accueille en Jésus la Miséricorde du Père.

Tout au long du Carême, le Mercredi des Cendres et chaque dimanche, en ouverture de la Lettre de la Chapelle, Françoise Mies, bibliste et philosophe à l’Unamur, nous introduira à la Parole de Dieu et nous aidera ainsi à discerner Sa présence.

Mercredi des cendres – Convertissons-nous

Peu de jours après, le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait, et partit pour un pays lointain où il dilapida sa fortune en menant une vie de désordre. Il avait tout dépensé, quand une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. (…) Alors il rentra en lui-même et se dit : “Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.” (Luc 15, 13-19)

Une des premières paroles que Dieu adresse à Adam fut : « Où es-tu ? » (Gn 3,9). La parole qui monte parfois à nos lèvres est : « Où est-Il ? ». Discerner Sa présence. L’expression suppose que Dieu, innommé pourtant, est là. Présent. Voilà la réalité, énorme quand on y pense, celle de notre foi. Mais l’expression laisse entendre aussi que Dieu n’est pas présent comme vous et moi. Non qu’Il soit en distanciel – grâce à Dieu ! –, Il est présent autrement. Une présence qui se donne à chercher, à interroger, à discerner, un peu comme on apprend à voir dans le noir ou dans l’éblouissement d’une trop grande clarté. Au fil de ce Carême et des lectures bibliques proposées, avec à l’horizon le mystère pascal, apprenons à discerner Sa présence.

Ouvrant le Carême, voici le mercredi des cendres. En cette pandémie, nous peinons à imaginer que ce temps puisse être favorable à quoi que ce soit. Nous pourrions en venir à douter de Sa présence. Pourtant, st Paul dit : « voici maintenant le moment favorable, voici maintenant le jour du salut ! » (2 Co 6,2). Apprenons à reconnaître ce jour et ce temps comme un temps donné par Dieu, un temps de grâce. Un temps pour reconnaître l’appel qui nous est lancé à revenir vers Dieu. Avant d’être une conversion morale, le Carême est un temps de retour vers Dieu : « Revenez à moi de tout votre cœur ! » (Jl 2,12). Est-ce Lui qui s’est éloigné de nous ou nous qui nous sommes éloignés de Lui ? Quand l’Église, à la suite de Jésus, appelle à l’aumône, à la prière, au jeûne, à des pratiques qui nous ancrent la relation à l’autre et à Dieu dans l’esprit et le corps, elle nous propose des voies de retour et de conversion. Un des accents de Jésus est aussi d’apprendre à voir le Père présent dans le secret de nos aumônes, de nos prières, de nos jeûnes : présent dans le regard de l’autre en attente, en notre âme priante, dans nos faims les plus essentielles (Mt 6,1-6.16-18). Revenons à Lui, convertissons-nous !

Ce mercredi, nous recevons les cendres, signe biblique de finitude et de pénitence. Ces cendres sont celles des rameaux ouvrant la Semaine Sainte de l’année passée. Elles sont donc aussi un signe du mystère pascal : apprenons à les voir et à les recevoir comme une première annonce de la mort et de la Résurrection du Christ.

Illustration: Le fils prodigue, Arcabas, église Saint-Hugues de Chartreuse.

 

Premier dimanche de Carême – Entrons dans son alliance

En ouverture de Carême, le signe de l’arc-en-ciel, irisé de mille couleurs. Comme le petit Moïse dans sa corbeille de papyrus descendant le Nil, voici Noé sur son arche ballotée sur la mer. Lui aussi est un « sauvé des eaux », celles du déluge. Dieu recrée son humanité pervertie par le mal. Dans la nuée, Il établit l’arc-en-ciel et en donne le sens : signe à la fois vertical et horizontal de l’alliance entre ciel et terre, entre Dieu et toute l’humanité et même tous les vivants (Gn 9,8-15). À l’entame de la Bible, l’alliance est déjà universelle. Apprenons à regarder la nature – la création ! – comme signe de cette alliance. Et entrons dans son alliance !

Après mille et une ruptures humaines, le Fils de Dieu vint renouer l’alliance et recréer l’humanité – la sauver. En signe, la croix, dressée entre ciel et terre, les bras ouverts. Jésus connut aussi les eaux, celles du Jourdain, où il descendit comme au lieu le plus bas de la terre (−400m). Quand il en ressortit, baptisé, « aussitôt l’Esprit le pousse au désert où il resta quarante jours, tenté par Satan » (Mc 1,12-13). Le désert, lieu de l’extrême, de la soif, où vie et mort tiennent à un peu d’eau, lieu où le départage entre l’accessoire et l’essentiel est immédiat, lieu de l’épreuve mais aussi haut lieu de la rencontre avec Dieu. Dans le désert, Jésus est éprouvé durant quarante jours, avant de partir proclamer la bonne nouvelle de Dieu. Avec lui, apprenons à distinguer entre l’Esprit de Dieu et l’esprit du mal, persévérants dans nos combats spirituels – c’est long, une quarantaine –, confiants qu’en toutes nos épreuves, Dieu est présent à nos vies et nous mène. Demeurons dans son alliance !

 

Deuxième dimanche de Carême – Ecoutons-le

Nous avançons parfois à la petite lueur. Quand Abraham reçut l’appel de Dieu à prendre avec lui Isaac, son fils unique, et à l’offrir en holocauste sur la montagne, il n’a dû rien comprendre. Le fils de la promesse ! Le fils qu’il aimait. L’histoire se brouille. Et s’obscurcit. Nuit et brouillard. Mais lui qui, sur l’appel de Dieu, avait quitté son pays et sa parenté pour le pays que Dieu lui montrerait, demeure dans la foi, qui parfois se fait obéissance aveugle de la foi qui ne voit plus rien. Il obéit et lève le couteau. La parole de l’ange l’arrête dans son geste : Dieu ne veut pas la mort de ses enfants (Gn 22,1-18). Abraham est le père des croyants.

À la différence du fils unique Isaac, le Fils unique Jésus n’échappa pas à la mort (Rm 8,32). Mais avant d’en arriver là, quand Jésus fut transfiguré sur la montagne, il rayonnait (Mc 9,2-10). Il rayonnait d’avoir vu Dieu face à face, comme un nouveau Moïse. Il rayonnait de la gloire qui ne revient qu’à Dieu. Il rayonnait de l’amour du Père, de Dieu qui exprime son amour : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ». Les disciples Pierre, Jacques et Jean devaient être à la fois dans l’éblouissement, la stupeur et l’incompréhension de ce qu’il leur était donné de vivre. Jésus dans sa gloire. Dans son lien filial au Père. Une évidence trop forte pour être vraiment comprise mais tellement douce que l’on veut y demeurer. Cela ne leur fut pas donné : il fallut redescendre de la montagne. Mais la présence ordinaire de Jésus, si extraordinaire, leur demeura, ainsi que sa parole. Le Père n’avait-il pas dit : « écoutez-le » ?

Il y a dans nos vies des temps d’obscurité et des temps d’éblouissement. Dans le noir, apprenons avec Abraham à nous confier totalement en Dieu, même si nous ne le comprenons plus. Dans l’éblouissement, dans l’évidence de Sa présence, goûtons ces moments rares et gardons-les en mémoire, comme une lumière et une source, pour la vie courante, au fil des jours.

Écoutons-le !

 

Troisième dimanche de Carême – Accueillons sa loi

Qui un jour ne s’est plaint que Dieu se tait ? Pourtant, avec l’Écriture Sainte qui fait plus de 2000 pages, on ne peut dire qu’Il n’a rien dit ! Et en langage humain pour se faire comprendre. Lisons-la, étudions-la, aimons-la : elle abrite Sa présence. L’Écriture devient Parole quand nous la lisons et l’entendons comme une parole, Parole vivante à nous adressée, en je-tu, personnellement : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage » (Ex 20,2). Une parole qui parfois se fait commandement : « Tu ne tueras pas ; tu ne voleras pas… ». En raison de la violence, les invitations ne suffisent pas toujours. Le Décalogue est le b.a.-BA de la vie morale et religieuse. Mais s’il était mis en pratique, la face de la terre en serait changée. Discernons la présence de Dieu dans sa Torah, sa Loi, son enseignement, et accueillons-les ! Dans la Torah nouvelle de Jésus – « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13,34) –, qui n’abolit pas l’ancienne, Il ne nous donne pas seulement un commandement : découvrons-y le sens même de son existence.

Si Dieu adresse l’interdit de meurtre à chaque personne en particulier (« tu ne tueras pas »), reconnaissons aussi sa présence parmi ceux que l’on tue, dans le Messie crucifié (1 Co 1,22-24). En disant « détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai », « Jésus parlait du sanctuaire de son corps » (Jn 2,19.21). Le Temple de Jérusalem, qui abrite la présence de Dieu, sera effectivement détruit et Jésus mourra, mais la présence de Dieu, qui habite la personne de Jésus jusqu’en son corps, demeure en lui par-delà la mort. Reconnaissons et accueillons la présence de Dieu dans l’eucharistie, dans « le corps du Christ » : présence réelle.

 

Quatrième dimanche de Carême – Venons à la lumière

Nos histoires sont souvent troublées : l’Histoire Sainte ne l’est pas moins. En 587 av. J.-C, Jérusalem, cité de Dieu, fut prise par les Babyloniens, le Temple, Maison de Dieu, fut détruit, la terre d’Israël dévastée et le peuple déporté à Babylone durant un long exil (2 Ch 36,14-23). Comment rester fidèle à Dieu quand les témoins majeurs de sa présence ont disparu ? Le peuple insista sur d’autres voies, les louanges que Dieu habite, le respect de la Loi divine, les prophètes. Comble de paradoxe, c’est un païen, le roi Cyrus de Perse, qui libéra le peuple juif, lui permit de regagner sa terre et de reconstruire sa ville et son Temple. Dieu écrit droit avec des lignes courbes. Il est déroutant. Mais fidèle et présent à son peuple. Le judaïsme a donné à Dieu le nom de Shekhinah : la Présence. Surtout la Présence de Dieu en exil, aux temps de nuit et de brouillard. Apprenons à discerner sa présence dans l’Histoire Sainte comme histoire du salut, et apprenons que cette Histoire Sainte, c’est la nôtre.

Au cœur de l’Histoire Sainte, le Christ est venu dans le monde. Le Verbe de Dieu s’est incarné, Il a pris chair, notre chair, Il a planté sa tente parmi nous, Il a habité parmi nous (eskènôsen, shakhan ; Jn 1,14), Il est l’un de nous. L’inhabitation du Christ en notre humanité est l’expression plénière de la Shekhinah, de la présence divine, de la Présence. Cette présence illumine le monde : Christ-lumière. Le tragique, c’est que les humains préfèrent souvent la ténèbre à la lumière. Il ne suffit pas de distinguer lumière et ténèbre, il faut encore accueillir la lumière, la choisir. Venons à sa lumière ! « Dieu a tellement aimé le monde qu’Il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas mais obtienne la vie éternelle » (Jn 3,16). Il ne suffit pas de discerner la présence divine et sa lumière en Christ. Encore faut-il adhérer, croire, donner sa foi à Celui qui nous donne la vie, et la vie éternelle (Eph 2,5-6).

Cinquième dimanche de Carême – Suivons-le

« Tu étais au-dedans et moi j’étais au dehors et c’est là que je te cherchais » (st Augustin, Confessions, X,27). En annonçant une alliance nouvelle via son prophète Jérémie (Jr 31,31-34), Dieu déclare : « Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes, je l’inscrirai sur leur cœur ». Les tables de la Loi étaient gravées dans la pierre, extérieures à l’homme. Mais Dieu désire inscrire sa Loi sur le cœur de chacun ; le cœur, dans la Bible, est moins le siège des émotions que celui du discernement, du choix éclairé, de la sagesse, de la conscience. La conscience d’un être humain, certes fragile, quelle merveille ! Elle est notre boussole intérieure. Mais elle abrite aussi la présence de Dieu en nous. À travers elle, Dieu nous parle et nous guide.

Notre conscience ne nous sauve ni du péché ni de la mort. Seul le Christ sauve. Dans les larmes, il adressa « ses supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort et il fut exaucé » (He 5,7). Pourtant, Jésus est mort. Comment en fut-il sauvé ? Par la résurrection. En cette pandémie, n’attendons pas seulement un vaccin : il empêchera un temps de mourir, mais la mort viendra, à son heure. Espérons aussi une délivrance plus radicale, que seul le Christ donne. Ressuscité, premier-né d’entre les morts, Il ouvre pour nous un passage.

St Jean invite à découvrir la présence de Dieu là où spontanément nous ne voulons pas la voir : dans le grain de blé tombé en terre. Nous voudrions que le Christ soit sauvé de cette heure fatale, et nous aussi. Pourtant, si nous avons la main verte, nous savons bien que le grain tombé en terre doit mourir pour la germination, la croissance et les fruits. Il nous faut accepter que le Fils de Dieu meure et soit mort sur la croix : « quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12,32). Jean voit la croix comme l’élévation suprême du Christ, une glorification bien plus pleine que lors de la transfiguration. Celle-ci était un signe. La croix, la réalité. D’elle jaillit toute vie. Demandons de le reconnaître et, le reconnaissant, demandons de suivre Jésus. Suivons-le. Si le jour de notre mort, il nous arrive de désirer être sauvés de cette heure, souvenons-nous que cette heure de mourir est un « passer de ce monde au Père » (Jn 13,1) : un grand amour nous attend.

 

Dimanche des Rameaux et de la Passion – Contemplons-le

La Semaine Sainte s’ouvre, sainte entre toutes. Nous entrons dans le dimanche des Rameaux et de la Passion. Nous sommes d’abord avec la foule qui acclame Jésus entrant à Jérusalem : « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » (Mc 11,9). Nous l’acclamons de bon cœur et en même temps avec confusion : ce fut la même foule qui réclama la crucifixion de Jésus. Ensuite, nous entrons dans la contemplation. Il n’est plus temps de disserter sur le discernement de Sa présence. Contemplons. Le Serviteur souffrant (Is 50,4-7). L’abaissement et le relèvement du Christ (Ph 2,6-11). Et surtout le long récit de la Passion : la femme qui verse un parfum de grand prix sur la tête de Jésus, la trahison de Judas, l’institution de l’eucharistie annonçant le sens de la mort de Jésus – « ceci est mon corps, ceci est mon sang, le sang de l’Alliance versé pour la multitude » –, le reniement de Pierre, le combat de Gethsémani, l’arrestation de Jésus, le procès religieux et civil, inique, la condamnation à mort, le chemin de croix, la crucifixion, l’obscurité sur la terre, le cri et l’expiration de Jésus, le déchirement du voile du Temple, l’ensevelissement. L’attente.

S’il ne nous est pas donné encore de suivre Jésus jusqu’au bout, de mourir avec lui et pour lui, contemplons-le. Avec la femme qui lui oint la tête, offrons-lui notre amour. Déposons à ses pieds les maladies, les souffrances, les larmes de notre humanité – « c’était nos souffrances qu’il portait, nos souffrances dont il était chargé » (Is 53,4). Remettons-nous entre ses mains. Guettons l’aube, la résurrection du Christ, et la nôtre. La Croix embrasse le monde.